N°6 VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
de Louis-Ferdinand Céline (1932)
Le numéro 6 était le nom du héros de la série Le Prisonnier. Vous vous souvenez ? Celui qui hurlait : « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! » Ce dossard va donc très bien à Louis-Ferdinand Céline.
Le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) est le roman le plus révolutionnaire du siècle, et la preuve en est qu'il n'a pas eu le Prix Goncourt en 1932. En l'apportant à Denoël, Céline lui avait pourtant prédit : « C'est le Goncourt dans un fauteuil et du pain pour un siècle entier de littérature. » Il se trompait sur le début de sa phrase, et sur la fin aussi car tout le monde sait que Céline n'était pas boulanger mais médecin.
Certains livres sont inexplicables : ils paraissent sortis de nulle part et pourtant, quand on les lit, on se demande comment le monde a fait pour vivre sans eux. Le Voyage est de cette famille peu nombreuse : son évidence bouleverse la vie de tous ses lecteurs. Sa langue brute transforme à jamais votre façon de parler, d'écrire, de lire et de vivre. « La musique seule est un message direct au système nerveux. Le reste blabla. » Personne n'en sort indemne. J'envie ceux d'entre vous qui n'ont pas encore lu cette fresque furieuse de vermine et charogne : ils vont se faire dépuceler mentalement. Vous savez ce que je veux dire : au début ce n'est pas toujours agréable ; par la suite on y prend goût.
Héros en fuite, Ferdinand Bardamu, descendant d'Ulysse et ancêtre de la Beat Generation, traverse la guerre de 14, le Congo, New York, Detroit, Paris, Toulouse, devient médecin en banlieue parisienne, puis chef d'une clinique psychiatrique. D'une certaine façon, on pourrait dire que le Voyage au bout de la nuit est le premier roman de la mondialisation. Avec 50 ans d'avance, Céline décrit le rétrécissement de la planète, son uniformisation. Partout son anti-héros ne rencontre que des hommes morts ou sur le point de crever, comme Robinson à la fête des Batignolles. Partout une société qui ne sert qu'à tuer ou à rendre fou. Céline rédige le roman picaresque le plus sombre de l'Histoire : à côté, Don Quichotte est une promenade de santé. L'exploit de Céline c'est qu'en écrivant à l'encre noire sur fond noir on arrive quand même à le lire. « J'ai écrit pour les rendre illisibles », a-t-il dit plus tard. Les milliers de copieurs qui l'ont suivi, souvent de grand talent (Sartre, Camus, Henry Miller, Marcel Aymé, Antoine Blondin, Alphonse Boudard, San-Antonio, Charles Bukowski...) n'ont jamais réussi ne serait-ce qu'à approcher la clarté de sa noirceur, l'amoralité de son apocalypse, l'hystérie de son cauchemar, le dégoût de son épopée.
Comment le docteur Destouches, médecin de 38 ans officiant à Clichy, qui a pris pour pseudonyme le prénom de sa grand-mère, a-t-il pu engendrer pareille « symphonie littéraire émotive » avant d'écrire, 5 ans plus tard, Bagatelles pour un massacre (sinistre pamphlet dans lequel il aurait mieux fait de rajouter des points de suspension) ? En cherchant bien, on trouve malheureusement une cohérence : Bardamu, l'anarchiste, cherchait un coupable et Céline, l'antisémite, trouvera un bouc émissaire. Il s'est bien sûr ignoblement fourvoyé sur la cause de la misère humaine. Pourtant le constat du Voyage au bout de la nuit reste d’actualité : nous essayons de survivre sur une petite planète sans Dieu qui fabrique de la pauvreté, des guerres et des usines. « Une immense, universelle moquerie » (page 22). Et personne ne sait « le pourquoi qu'on est là » (page 255).
Roger Nimier a dit une chose très jolie sur Céline : « Le Diable et le bon Dieu se disputent très fort à son sujet. » Il me semble que cette engueulade n'est pas près de s'achever. Et maintenant éteignez la lumière, je veux errer dans la nuit... j'a i tout mon temps pour traverser l'obscure désolation... « et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on en parle plus ». (Il n'y a pas que Luchini qui sache lire!)